« La bataille pour livrer en 2 ou en 24 heures n’est pas essentielle »

Pas facile de prendre position … Quand on voit le succès du Click&Collect sur d’autres secteurs d’activités… Quand on voit la croissance des apps de m-commerce… Le shopper est de plus en plus éduqué et de plus en plus en attente d’une expérience d’achat differente, valorisante et digitale… LE PRIX est le critère N°1 mais quand on est sur le terrain au contact on sent bien… qu’il sera une condition nécessaire mais pas suffisante pour rester en haut de l’affiche..

A l’occasion des Favor’i de l’e-commerce, dont il était membre du jury, Michel-Edouard Leclerc décortique les leviers sur lesquels mise son enseigne et explique pourquoi il ne craint pas Amazon.

Michel-Edouard Leclerc

JDN. E.Leclerc détient 48% de part de marché sur le drive en France mais la croissance du format s’essouffle. Qu’est-ce qui va prendre le relais ?

Michel-Edouard Leclerc. Le drive a tiré la croissance d’E.Leclerc jusqu’à la fin de l’année dernière, en représentant quasiment 50% de notre croissance annuelle. L’hyper, dont nous avons beaucoup revitalisé l’offre et l’attractivité générale, a repris les rênes de la croissance cette année. Le drive et l’offre Internet restent embryonnaires, donc ils vont continuer à croître. Mais nous ouvrons moins de drives qu’avant – une trentaine seulement cette année – et ils sont plus petits. Positionné sur les 7 500 références les plus courantes, le drive est le moteur des courses « corvées », répétitives. Mais l’hyper va rester le navire amiral, notamment parce que nous y investissons beaucoup pour que le parcours du consommateur devienne une expérience plaisir.

 

Votre fonctionnement en coopérative explique-t-il que vous n’ayez jamais lancé de cybermarché ou que vous concluiez peu d’acquisitions ?

Il est vrai que Carrefour et Auchan, en tant que sociétés intégrées, savent mobiliser leur capacité d’investissement plus rapidement. Mais nous avons racheté des sites, comme en 2013 l’e-boutique de lentilles Candelens et le site de parapharmacie Santessima, et rien ne nous empêche d’en acquérir d’autres. Nous aurions très bien pu racheter un site comme Rueducommerce, par exemple. Simplement, nous ne subissons pas de pression pour accélérer sur Internet. Nos hypers et nos drives marchent bien et notre modèle est rentable en étant le plus compétitif du marché.

 

Justement, quel est votre objectif sur Internet ?

Nous pensons faire passer la part du Web – drive et sites spécialisés – dans notre chiffre d’affaires de 6% en 2015 à 10% en 2020. Ce serait une belle progression, d’autant que ce n’est pas une obligation. Prenez la livraison à domicile. C’est une problématique de grandes villes. Ce sera une opportunité à l’avenir, mais là où nous sommes présents actuellement, à Concarneau, à Niort ou à Pau, le marché porteur, c’est l’hyper et le drive, qui est dix fois plus important que la livraison à domicile. Même dans notre siège d’Ivry-sur-Seine, à deux pas du périphérique, les salariés n’ont pas demandé à pouvoir être livrés en deux heures, mais à ce qu’on ouvre un drive juste à côté.

 

« Quand Amazon viendra nous concurrencer, il devra revoir son modèle d’exploitation logistique »

Vous n’irez donc pas sur ce créneau ?

La bataille pour livrer en 2 ou en 24 heures, à drone ou à cheval, n’est pas essentielle. Ce n’est pas ce qui tire le marché des caves à vin, celui des fruits et légumes, ni les dépenses d’un foyer moyen français. C’est un créneau intéressant intellectuellement mais pas prioritaire. D’ailleurs le coût marginal pour livrer à Paris en 3 heures est exorbitant. Le magasin E.Leclerc de So Ouest à Levallois-Perret le fait et ça lui coûte une fortune. Un hyper peut sponsoriser ça mais pour un pure player, c’est impossible aux mêmes tarifs que nous. C’est pour ça qu’Amazon est 20% plus cher.

 

Vos concurrents se fourvoient-ils en développant la livraison à domicile, notamment depuis leurs magasins de proximité pour livrer plus vite ?

Il existe une demande pour la livraison à domicile chez des CSP+ très urbains, de même qu’il y a un marché pour Monoprix à Paris. Il faut que quelqu’un le prenne. Mais ce n’est pas pour nous car ce n’est pas notre modèle. On nous parle sans cesse d’Amazon. En tant que pionnier, Amazon a été longtemps seul et faisait figure de modèle. Mais le jour où il viendra concurrencer E.Leclerc, Carrefour et les autres, il devra baisser ses prix et adapter son modèle d’exploitation logistique. On agitait les mêmes chiffons rouges avec Costco et Métro et au final, il ne s’est rien passé. Les discussions technologiques sont passionnantes, mais au bout, il y a le client qui paie et qui essaiera toujours de payer le moins cher possible.

 

Si accélérer sur le Web n’est pas une obligation, à quoi servent vos e-boutiques spécialisées dans la parapharmacie, le sport, les bijoux, etc. ?

A préparer l’avenir, et à apprendre à conquérir le marché des grandes villes et des centres villes. De même, nous avons signé avec InPost pour déployer des consignes automatiques, d’abord sur nos parkings et dans nos galeries commerciales, peut-être à moyen terme dans les immeubles ou sur les parkings publics. C’est du chiffre d’affaires supplémentaire mais cela reste marginal par rapport à l’axe stratégique central de l’hyper et du drive.

« Le succès de Leclerc Drive est moins celui de son format que de son offre commerciale »

Notre enseigne fait 46 milliards d’euros de chiffre d’affaires TTC en France et nous prévoyons 3% de croissance cette année. Donc nous n’allons vraiment pas chercher du business tous azimuts. C’est notre force. Nous n’avons pas la même obligation de croissance qu’Amazon. N’ayant pas encore de réseau physique, il doit aller chercher son chiffre d’affaires dans la livraison à domicile en livrant de plus en plus vite, avec des coûts de plus en plus élevés. Nous ne sommes vraiment pas ébranlés par sa première tentative dans les courses du quotidien. Il deviendra d’ailleurs sans doute une plateforme de livraison pour les distributeurs déjà installés.

 

Que pensez-vous de l’entrepôt que Carrefour a mis en service à l’est de Lyon pour préparer les commandes drive avant de les dispatcher dans les hypers et supers de la région lyonnaise, afin de les décharger du picking ?

Le succès de Leclerc Drive est bien moins celui de son format que de son offre commerciale. C’est elle qui fidélise les consommateurs. Notre réussite foudroyante, par rapport à Carrefour Drive par exemple, tient à la bonne gestion de nos drives, qui nous permet d’y vendre aux prix de l’hyper. Cette constance omnicanale est une force considérable. Nos centres sont capables de vendre pas cher et de gagner de l’argent aussi bien dans un drive accolé à l’hyper que dans un deuxième drive déporté de l’autre côté de la ville, à la sortie du parking d’un hyper concurrent.

Toutefois, il n’y a pas qu’un seul modèle de logistique. Cela coûterait trop cher à Carrefour d’installer son entrepôt à la sortie de Paris. Mais mettre un entrepôt E.Leclerc à la sortie de Brest ne pose aucun problème. Leur nouveau modèle d’entrepôt est donc intéressant pour pénétrer dans les grosses conurbations – où, historiquement, nous ne sommes pas – et livrer des drives piétons déportés, des points relais, des casiers… Pour notre part, nous avons investi 750 millions d’euros dans le renouvellement de nos 16 plateformes régionales. Mais il ne s’agit que d’aligner nos moyens logistiques sur notre promesse commerciale, pour ne pas être décevant comme Amazon Prime Now.

 

« La grande mutation de la consommation portera sur les contenus »

Quelles seront les prochaines grandes vagues qui selon vous bousculeront le retail et la consommation ?

La grande mutation de la consommation portera sur les contenus, et pas uniquement sur les moyens que sont par exemple le drive ou la livraison à domicile. La diffusion des savoirs que permet le digital génère de nouvelles demandes. Par exemple, hier le bio était une préoccupation des bobos, à laquelle distributeurs et industriels n’opposaient que du marketing. Aujourd’hui c’est le signe d’une exigence de traçabilité, de certification par des tiers et d’envie de protection du terroir, qui constitue une vraie demande générale. On peut s’attendre au même phénomène sur le non-alimentaire. Les appareils électroménagers de consommation courante, par exemple, devront être plus sûrs, plus durables et plus fun ! Toute l’offre de produits courants va devoir être remise à niveau à l’aune de ces nouvelles exigences. Ce sera un facteur très différenciant entre les enseignes.

 

Quelle est votre ambition pour 2020 ?

E.Leclerc fera toujours partie des leaders de la distribution française en nombre de clients et en chiffre d’affaires. Nous aurons le plus fort taux de fidélité. 10% de notre chiffre d’affaires proviendra du digital. Mais pour répondre vraiment à la demande des nouveaux consommateurs, nous serons avant tout parmi les mieux disants en termes d’environnement, de nutrition, de qualité et de diversité de l’offre.

 

Vous étiez membre du jury des Favor’i. Que vous ont inspiré les finalistes du prix du meilleur espoir e-commerce ?

Les candidats étaient tous passionnants. Beaucoup d’entrepreneurs se contentent de mettre en avant la nouveauté d’une application ou l’exclusivité d’un brevet, sans se préoccuper de justifier le potentiel de retour sur investissement. Là, tous les projets avaient leur raison d’être. Par exemple Agriconomie se construit sur un vrai potentiel de marché, tant les agriculteurs sont dépendants des tarifs prohibitifs des coopératives qui les approvisionnent. Hellocasa, sur le secteur encore très peu organisé des petits travaux, fait aussi sens, surtout en s’appuyant sur le parrainage de grandes enseignes. Tous étaient très bons dans l’exercice, très commerçants, avec des personnalités fortes et ambitieuses.

 

Source : Journal du Net