A quoi ressemblera le commerce de demain ? Analyse des sentiments, magasin ludique, disparition des caisses, relation client personnalisée… La graind-messe mondiale 2018 du commerce de détail, le show annuel de la National Retail Federation américaine (NRF), qui se tenait du 14 au 16 janvier à New York, permet de discerner cinq grandes tendances.
1. La brique ET le clic
Fini le temps où l’on opposait les magasins en dur aux commerçants sur internet ! Aujourd’hui, il faut à la fois maîtriser la brique et le clic. Le nouveau mot d’ordre, c’est le « phygital » : mot-valise qui traduit la convergence entre le monde physique et le monde digital. De fait, les distributeurs et les marques issus du commerce traditionnel doivent d’urgence – sous peine de mort – peaufiner leur stratégie numérique.
Jérôme Gayet, cofondateur de l’Institut du Commerce Connecté, nous explique ainsi :
« On a passé le stade où le digital était un gadget. Les commerçants doivent partir de leur ADN et se demander comment le numérique peut les aider à incarner leur marque de façon naturelle. »
Comme l’a explicité durant le salon le président de la marque Levi’s, James ‘JC’ Curleigh, la technologie est indispensable, mais ne doit pas se voir :
Il faut être très simple dans la relation au client, et très sophistiqué dans l’arrière-cuisine.
Pour gagner du temps, les acteurs historiques acquièrent cet indispensable savoir-faire digital à travers des acquisitions ou des partenariats stratégiques. Le géant américain Walmart a ainsi racheté Jet.com en 2016 pour 3,3 milliards de dollars. Tandis que le distributeur français Carrefour a récemment repris la participation de Conforama dans Showroom Privé, au capital duquel il a sans doute vocation à grimper.
A l’inverse, les spécialistes du numérique éprouvent le besoin croissant d’incarner leur marque par une présence dans le monde réel. Beaucoup d’entre eux ouvrent des magasins, vitrines qu’ils jugent indispensables pour donner un « visage » à leur enseigne.
Le géant mondial du commerce en ligne Amazon a donné le ton en ouvrant des librairies en dur, puis en rachetant le leader de l’alimentaire bio Whole Foods. Une stratégie qui le dote d’autant de mini-entrepôts, de plus en plus près de ses clients. En France, le chausseur sur internet Spartoo a marqué les esprits en reprenant les magasins André.
Un pari risqué cependant, car la boutique ne peut plus être le « magasin de papa ». Le défi est d’y réinventer complètement l’accueil et le parcours du client pour le séduire et le fidéliser. Aussi assiste-t-on à une véritable mise en scène des espaces commerciaux, qui tiennent davantage du showroom, du hub de services variés ou de l’atelier d’activités, que du point de vente. Par leur qualité d’accueil, ces lieux doivent procurer au visiteur une expérience unique, qui colle parfaitement à l’image et aux valeurs de la marque.
2. Le magasin « à vivre »
Sébastien Zins, responsable du commerce de détail chez le spécialiste informatique de la relation client Salesforce, explique :
Pour attirer la clientèle des millenials, en quête de sens, les marques ne se différencient plus par le prix, mais par le relationnel, l’émotionnel, l’expérientiel…
Résultat : on assiste à une sorte de théâtralisation du magasin, qui devient un lieu de promenade ou de loisir, une destination. Jérôme Gayet poursuit :
Pour les boutiques physiques, l’enjeu est de générer du trafic, ce qui passe souvent par l’offre de services ludiques. Aux Etats-Unis, on parle de retail-tainement
L’enseigne de vêtement de sport Lulu Lemon avait donné le ton en proposant des cours de yoga, le chausseur Nike des baskets personnalisées… Manhattan, temple mondial de la consommation, offre un éventail toujours renouvelé de « boutiques à vivre ».
Le vénérable grand magasin Macy’s de la 5ème Avenue a dépoussiéré son image et animé son rez-de-chaussée en y installant, dès l’entrée, un corner, bourré de gadgets tech dernier cri, géré par la start-up B8ta : on y essaie stylo électronique, portefeuille connecté, skateboard électrique, potager de cuisine…
Quelques blocs plus loin, le britannique Dyson vient d’ouvrir un espace très design avec multiples murs vidéo, qui tient davantage du musée hi-tech électroménager que du magasin. Dans le Rockefeller Center, la marque de jouets pour fillettes American Girl propose deux étages, avec un salon où petite fille et poupée se voient proposer… la même coiffure !
Midtown, le distributeur français des cosmétiques Sephora a équipé ses vendeuses de tablettes qui scannent les visages des clientes, pour leur conseiller les produits de beauté et les rouges à lèvres les mieux adaptés à leur complexion. Quelques blocs plus loin, Amazon Books est l’incarnation physique de son site web : on y trouve à la fois des rayonnages où les livres sont présentés côté couverture, et une demi-douzaine de tables équipées des derniers gadgets maison : la liseuse Kindle bien sûr, mais aussi la Fire-TV et la gamme complète d’assistants vocaux Echo, dotés du système d’intelligence artificielle Alexa.
Sur Union Square, le flagship de la marque de vêtements pour jeunes American Eagle présente un coin laverie automatique, avec un mur de machines rutilantes en libre-service, jouxtant un atelier de « customisation » de jeans. A l’étage, le visiteur peut s’attarder dans un espace de travail en WiFi. Non loin de là, la banque Capital One teste la finance conviviale : le client s’inscrit sur un iPad et prend un café chez Peets, en attendant la venue de son conseiller en prêt immobilier.
A Soho, la marque de mode féminine Rebecca Minkoff offre à ses jeunes visiteuses de déguster une boisson chaude ou froide, et d’activer d’un geste une glace murale tactile qui fait défiler un « carnet de look ». Les cabines d’essayage sont, elles aussi, dotées de miroirs interactifs, sur lesquels on peut demander à distance aux vendeuses d’autres tailles, d’autres couleurs, d’autres modèles…
Quant au spécialiste de la vente en ligne de lunettes bon marché Warby Parker, il propose au client de pianoter sur son email et de se prendre en Photomaton… avant de faire voter ses proches via internet sur le style de ses montures. Cet ex-pure player digital, né il y a dix ans, a ouvert 60 magasins de ce type aux Etats-Unis et vaut déjà plus d’un milliard de dollars.
3. La disparition de la caisse
Dans ces boutiques branchées, le comptoir de caisse est… introuvable ! Comme dans les Apple Stores, les conseillers concrétisent les ventes via un iPad. Pour Sébastien Zins de Salesforce :
D’ici quelques années, la caisse à l’ancienne aura complètement disparu !
Les technologies sont prêtes, ce qui est plus complexe, c’est de repenser le rôle des caissier(e)s, et de les former au conseil des clients… Car cette révolution n’épargnera personne, pas même les supermarchés.
Au salon NRF 2018, la start-up californienne Focal Systems présentait deux sortes de caddies intelligents. Le premier, déjà commercialisé, comporte une tablette tactile qui permet au client de se repérer dans la grande surface, de trouver facilement l’emplacement du produit recherché, et de découvrir les articles en promotion.
L’autre, encore à l’état de prototype, est équipé de deux caméras qui reconnaissent instantanément les produits placés à l’intérieur du caddie, affichent en temps réel sur un écran le contenu de ce « panier consommateur »… et calculent automatiquement l’addition.
Selon Thomas Hossler, spécialiste du « machine learning » chez Focal :
La grande distribution française s’intéresse de près à notre technologie : Auchan, Carrefour… On les a tous vus défiler sur notre stand.
4. La relation personnalisée
L’autre obsession du commerce de demain, c’est la connaissance de plus en plus intime de son client. Hier, les marchands faisaient du multicanal : les informations résultant des contacts en boutique, dans les centres d’appel, sur le web, via les applications sur smartphone ou bien sur les réseaux sociaux étaient stockées et traitées dans des silos de données distincts.
Le nouveau mot d’ordre, c’est « l’omnicanal ». Dan Mitchell, directeur du commerce de détail chez le spécialiste de l’analyse des données SAS, résume:
Pas question de perdre son client d’un canal à un autre. Quel que soit le point de contact, le commerçant doit l’accueillir avec un message cohérent, qui reflète son identité de marque.
D’Intel à Microsoft, d’IBM à Facebook, les géants de la tech rivalisent pour proposer aux distributeurs et aux marques des systèmes informatiques de plus en plus sophistiqués, destinés à capter un maximum de données et surtout à en extraire du sens, via des algorithmes de plus en plus performants.
Dans le commerce comme ailleurs, l’intelligence artificielle devient un must. « Le distributeur de meubles de designers danois Design Within Reach a poussé très loin l’intégration de tous ses canaux commerciaux« , explique Guillaume Aurine, directeur du marketing produit chez Salesforce.
Exemple ? Cathy s’intéresse à l’achat d’un mythique fauteuil Eames sur le site web du marchand. Design Within Reach lui envoie alors un email lui proposant un rendez-vous. Pour mener l’échange textuel, le vendeur dispose, à l’écran, d’une fiche analytique avec tous les produits que Cathy a regardés en ligne par le passé, ainsi que la liste de ses achats antérieurs. Grâce au moteur d’intelligence artificielle Einstein de Salesforce, le vendeur pourra aussi lui proposer les accessoires que d’autres clients qui ont un profil similaire ont achetés par le passé.
Le « commerce prédictif » n’en est qu’à ses balbutiements. De même, l’intelligence artificielle sera de plus en plus couramment utilisée pour analyser les sentiments – positifs ou négatifs – des consommateurs. Qu’il s’agisse de capter leurs émotions en boutique via des caméras de reconnaissance faciale, ou d’analyser le ton de leur conversation en ligne ou de leurs posts sur les réseaux sociaux.
Même en boutique, il sera sollicité pour livrer ses data. David Godest, fondateur de la start-up française de marketing de proximité Dolmen analyse :
Dans l’OCDE, 95% des ventes s’effectuent encore en magasin, mais les commerçants ne savent pas grand-chose de leurs clients.
Dolmen propose aux petits commerçants des solutions pour recueillir les données des clients volontaires, afin de mener des campagnes de marketing géolocalisées et personnalisées.
Le consommateur ne risque-t-il pas de se montrer rétif face à ce type de profilage de plus en plus poussé ? Les professionnels pensent (espèrent ?) que non. Pour Dan Mitchell de SAS :
Une fois la confiance établie avec une marque, le consommateur comprend l’intérêt de livrer ses données : cela permet des sollicitations commerciales plus pertinentes, ce qui rend son shopping plus efficace.
5. Le commerce conversationnel
De toute façon, les marchands qui auront résisté au tsunami numérique en construisant ce que Jérôme Gayet appelle des « love brands » n’ignoreront presque plus rien de nous. Car ils nous auront engagés dans un « commerce conversationnel ».
Les marques, qui surfent sur l’irrésistible montée des achats par smartphone, se sont presque déjà toutes dotées de robots de dialogue par texte ou « chatbots « , motorisés par l’intelligence artificielle. Mais avec les valets digitaux de type Amazon Echo ou Google Home, la conversation passera du texte… à la voix.
Pour Mark Taylor, responsable monde de l’entité Expérience client digitale du groupe de conseil Capgemini Consulting,
Les assistants vocaux vont complètement redéfinir la manière dont les gens et les marques interagissent : ils pourraient devenir le principal mode d’interaction client d’ici trois ans !
Parce que « la communication par la voix est profondément ancrée dans notre vie quotidienne, et que ces terminaux proposent une richesse et une simplicité d’usage inédites« , leur rythme d’adoption est trois fois plus rapide que celle du téléphone mobile, explique Mark Taylor.
D’où l’importance vitale pour les enseignes de construire une relation client extrêmement forte. Sinon, elles risquent de se faire « désintermédier » par les Google, Amazon et autres Facebook (qui lancera, lui aussi, son assistant vocal au printemps).
Le président de la Levi’s Brand, qui a bien réussi la résurrection de la mythique marque de jeans née en 1853, résume ainsi sa recette :
Il faut s’adresser à la fois au cœur et à l’esprit du consommateur. Fournir tout ce à quoi le client s’attend… tout en le surprenant avec de l’inattendu.